Retour de Janoun
Je viens de passer deux jours en Samarie, dans ce nord de Cisjordanie où se niche la bourgade de Janoun.
C’est pourtant maintenant, à mon retour à Jérusalem, que j’ai envie de laisser parler les philosophes et les intellectuels.
Vas-y, Régis! J’ai dévoré ton livre écrit en 2007, et, de temps en temps, j’en relis un passage, surtout aujourd’hui où la ville m’accueille à nouveau, magnifique et révoltante. Le grand écart que m’impose ce pays, à chaque virage, au coin de chaque rue, tire sur tous mes muscles et m’écartèle. La splendeur et la dérision continuent à me poursuivre depuis les collines couvertes d’oliviers et d’amandiers que je viens de quitter.
Dans ce feu croisé de muezzins, de cloches et de schofars, les tympans vibrent par force et n’entendent pas. Aucun Premier ministre israélien ne s’est adressé aux Palestiniens pour évoquer leurs souffrances. Et jamais Arafat n’a interpellé les Israéliens pour évoquer l’Holocauste….Se côtoyer sans se voir ni s’écouter, cet idéal de confort, cette universelle promesse de bien être, atteint ici son plein accomplissement.
Le grand Jérusalem n’a que sept cent mille habitants. Et l’intra muros L’Old City regroupe trente quatre mille âmes sur un kilomètre carré, en quatre étroits quartiers à la fois singularisés et collés l’un à l’autre juifs chrétiens musulmans arméniens. La volonté de ne pas savoir y prend un relief d’A Pic, quoique personne n’en ait cure, chaque monde se prenant pour le monde. C’est, parait-il, un privilège que de pouvoir, en débarquant dans la cite de David, choisir de résider au XIIe, XIXe ou XXIe siècle, selon que le nouvel arrivant opte pour Godefroy de Bouillon, le Bauhaus de l’Ouest ou le Shetel à l’heure de Napoléon, dans le quartier juif de Mea Shearim.
Une fois rallié son port d’attache dans l’espace et dans le temps, on pourra alors tirer le rideau sur les autres planètes. Comment lui donner tort… On vit bien mieux entre soi en ne parlant pas la langue de son voisin et en le tenant lui même pour une graine d assassin. Se voir soi-même avec les yeux de l’autre, fut-ce un instant, c’est le début du malheur. Régis Debray in Un Candide en Terre Sainte.
Je suis partie dormir deux nuits dans la maison de pierres aux angles aigus, de l’équipe de Janoun, composée de quatre personnes, celle que j’ai baptisée Titi-la Suédoise, la Grande-Anglaise-Intarissable, et des deux garçons que je ne verrai pas, car eux aussi sont en déplacement dans d’autres équipes ce jour-là. Un appel de Grande-Anglaise m’a comblée de joie, puisqu’elle me propose de prendre la route en voiture, avec des amis israéliens qui partent justement de Jérusalem. Je vais échapper aux transports interminables, Bus, Services, taxis, de Gares Routières en Check-Points, que sais-je.
La fiancée du garçon se sentirait plus rassurée si un membre de l EAPPI se trouve avec eux… Elle n’est jamais venue dans cette région, elle suit son ami, bref, l’image de l’Israélienne pas rassurée du tout, de venir en Cisjordanie. Le grand garçon d’environ 25 ans, pantalons trop large, dégaine baba-cool, se moque d’elle en démarrant, et lui montre le keffieh rouge et blanc qu’il a emporté pour le mettre en évidence sur le tableau de bord en arrivant dans la région.
Je les écoute batifoler en hébreu et je crois à une blague. Les bagages, les provisions de fruits frais que l’équipe nous a demandé de rapporter, sont déposés dans le coffre de l’auto, jaune-pétard, plaque d’immatriculation frappée des initiales IL. Nous voilà en route pour 1h30 de trajet, ponctué de traversées de “douanes” en plein no-mans land désertique, où s’ennuient ferme, deux par deux, ces ados d'Israël sous leurs uniformes kaki, qu’on appelle soldats. Ils nous saluent de loin, de la main.
J‘admire les perspectives à perte de vue, les collines, les vallées, on me signale les rives de la Mer Morte. Plus tard, ce sera la vallée du Jourdain en contre-bas. Tous ces noms s’évadent des pages de la Bible pour prendre vie et couleurs ici, d’une manière saisissante pour moi seule.
Mes deux chauffeurs, eux, sont lancés dans une grande conversation en hébreu, que je respecte. Je saurai simplement qu’ils ne sont plus étudiants et pas encore en vie professionnelle. Je suppose que le service militaire est passé par là, et finit par m’endormir. Il faut tourner un peu pour trouver le taxi que l’équipe nous a envoyé, et qui nous attend sur une route parfaitement déserte, pour nous conduire jusqu’au petit village. Dans la voiture, c’est l’affairement. Le keffieh est déplié et posé ostensiblement sur le tableau de bord avec des commentaires précipités. Je saurais plus tard que, pour une voiture israélienne, c'est une saine mesure si elle veut éviter les jets de pierres lancées par les jeunes palestiniens du coin.
Voila Janoun. On découvre un bourg de quelques maisons habitées par des bergers, des éleveurs de volailles et de moutons, des cultivateurs d’oliviers. Le pays est splendide, la lumière rasante sur les tâches vert sombre des arbres parfaitement alignés, la découpe des terrasses et des murets de pierres sèches, les colonnes de fumées ça et là, tout irradie la sérénité. Le silence est si total qu’on entend le crépitement du feux de broussailles sur le versant opposé et on a peine à croire que le braiement de l’âne, le bêlement des chèvres et le cocorico du coq ne sont pas prévus exprès par quelque génie du marketing touristique.
Titi-la-Suédoise attend devant la porte étroite de cette maison sans charme, mais joliment décorée d’une incrustation National House par une précédente volontaire, céramiste à ses heures. J’accompagnerai l’équipe dans ses tâches quotidiennes, bien loin du rythme de celles de Jérusalem, mais tout aussi imprégnées du principe de présence, d’accompagnement et de prévention des affrontements. Car ce lieu enchanteur est truffé d implantations de colons, aussi tenaces et dévorantes qu’une maladie sans issue. Au diable les réunions savantes et les meetings prestigieux avec cartes à l’appui, et séances de questions-réponses intelligentes. Ici nous attendent, en contrebas, Ibrahim et ses deux épouses- la vieille et la jeune - et les trois petits garçons de la jeune, avec des friandises confectionnées maison. La vieille est elle-même fille de la très très vieille lady qui habite juste à côté et qui vend son fromage et ses olives fourrées, avec un grand sourire toujours étonné. L’équipe tient un fichier très strict de ses différents fournisseurs, pour assurer un roulement équitable des achats de denrées aux différents habitants, et pour ne fâcher personne.
Les colons sont discrets, presque invisibles, mais en levant la tète, on découvre de longs hangars d’élevages de poulets bios, sur les hauteurs des collines environnantes, entourés par des gardes. Depuis leur installation, des pans entiers de terrains sont interdits d’approche, des chemins sont devenus impraticables, des cultures se réduisent comme peau de chagrin - si bien nommés.
Le maire palestinien, Rachid, un homme posé aux yeux plein d’humour - l’air de celui à qui on ne la fait pas - répond simplement à nos questions, qu’il est toujours prévenu des différentes décisions, en effet, que c’est à lui de les faire appliquer, certes, mais que, de toutes façons, il n’y a rien d’autre à faire. Un château d’eau flambant neuf, gardé lui aussi, draine toute l’eau nécessaire aux colons. Des incidents de pure provocation ont dernièrement heurté à nouveau les villageois qui ont dû assister aux plongeons et baignades de jeunes randonneurs israéliens, décidés à se rafraichir à même l’eau du puit, dans la propriété privée d’une des vieilles femmes, implorante et dépassée. Le maire a protesté. Il lui a été répondu que les bêtises des touristes de passages ne sont pas une affaire d'Etat. De toutes façons, les jeunes soldats semblent totalement démunis dans ce type de situations, ils appliquent les consignes s’il y en a et s’il n’y en a pas, ils appliquent quand même.
Mais ce qui me frappe aujourd’hui, c’est cette absence de conflit apparent, ce paysage intact, ces collines couvertes d’arbres et de troupeaux paisibles. Les interdits sont intraitables, mais tacites. Aucun signe extérieur d’agression, de barrières ou de panneaux d’interdiction n’est perceptible à l’œil neuf ou étranger. Les habitants ne parlent pas, ils montrent les hangars, le château d’eau, les chemins interdits, ils prononcent le mot prison, mais les tâches quotidiennes continuent, troupeaux, plantations, exploitation des champs, allers et retours de la navette pour l’école des enfants.
L’équipe, elle, fait deux rondes par jour - appelées Marches-Promenades, avec caméra, appareils photos, jumelles et téléphone en mains, si l’on peut dire. High-Tech au pays du bon Samaritain, et bonnes chaussures aux pieds. Elle doit rendre visite aux familles, prendre les dernières nouvelles, aller interroger les bergers sur l’atmosphère du jour, les incidents, les menaces, et rentrer après une dernière ronde sous les étoiles pour écrire rapports, articles d’alertes et d’informations auxquels elle est tenue.
Me passe dans la tête, Regis, où plutôt son livre, qui cite Gustave (Flaubert) Nous sommes un fil et nous voulons savoir la trame. Contentons-nous du tableau, c’est aussi bon.
Pourquoi ? Parce que, le deuxième soir, Titi et moi décidons de pousser jusqu’à la mosquée, en haut du village, brillamment éclairée dans tout ce crépuscule. Deux silhouettes en sortent, un enfant et un vieillard emmitouflé, tête couverte du keffieh tout blanc, pesamment appuyé sur le plus jeune. Leur démarche si lente, tandis que s’éteint la mosquée derrière eux, semble ouvrir la première page d’un récit commencé depuis des Millénaires. On découvre alors que la mosquée, selon toute vraisemblance, n’était ouverte que pour eux…
La nuit s’installe après leur disparition sous une porte, et nous voilà maintenant autour de la table, spartiate et amicale de International House. Grande-Anglaise dispose des petits verres à liqueur sur la table, Titi allume une bougie… et je découvre que les tourtereaux israéliens psalmodient une prière-dialoguée, se mettent à rompre devant nous la brioche confectionnée par la jeune femme, qu’elle tenait cachée dans un napperon. Son ami verse cérémonieusement un petit vin sucré apporté dans une bouteille de soda et nous invite à le boire en silence. Puis, tout le monde s’ébroue et se sourit.
Shabatt imprévu au pays de Samarie, nous sommes un vendredi soir malgré l’allure bohème du couple. Je cherche un mot, un psaume, un verset, qui m’échappent.
Contente toi du tableau.
Je vous l’offre.
Claire-Lise Pattegay, Jerusalem, 23 Novembre 2009