Maya

Mince comme une plume d'oie... Je ne sais pourquoi cette phrase m'est venue à l'esprit en la voyant. Longue jupe et longs cheveux simplement noués, yeux pâles et visage nu, c'est elle,  je la reconnais, je l'ai vue hier ou ce matin, je ne sais plus : on ne sait plus,  quand il est vingt- et-une heure, qu'on est à la tâche depuis cinq heures du matin, à peine arrivée de Paris, en plein Jérusalem-Est pour trois mois d Accompagnement Œcuménique au sein de EAPPI.

Elle était dans la file d'attente devant le Tribunal de Jérusalem. Elle saluait les uns et les autres de ce hochement de tête qu'on réserve aux intimes ou aux complices et tout ce monde était rassemblé autour du jugement d'un sympathisant pro-palestinien.

Verdict, 3 mois.

Pourtant c'est Pascale, une Canadienne inconnue, qui s'est retournée vers moi en voyant le passeport français que je tendais au contrôle, pour me parler de Grenoble où elle avait étudié. Quand j'ai relevé la tête, la jeune fille mince comme une plume avait disparu.

La voilà, le soir suivant, en invitée de la semaine d intégration de l’équipe 33 avec l’équipe 32 qui nous a précédé, et, sur la feuille « emploi du temps » que l'on a remis aux Accompagnateurs Œcuméniques que nous sommes, ici, je lis : Meeting with a représentant of ICADH, Israeli Commitee Against House Demolitions.

Quand elle file à travers les sièges installés et s'assied à sa place, c'est une image de flèche ou de lame d'acier qui s'impose. Finie, la plume d'oie: pas un seul geste inutile, pas une seule de ces formules-vestibules qu'on prononce comme entrée en matière de conférence ou de discours. A la pendule, il est 21H tout juste, ni plus, ni moins. Comme elle.

Quel âge  a-t-elle ? 21 ans ? 25 ans ?  Je ne parlerai pas de ce qu'elle explique car le  rythme et le ton ont pris toute la place. Une sorte de longue  phrase débite son  torrent, sa clarté, son roulement continu. Les cailloux qu’elle bouscule sont  l'histoire même et vous sautent par instant aux yeux au visage, à l'estomac: prison, violence, cris.

La voix est tendue de bout en bout comme l'acier de l'arc, flèche et corde confondues, droit au but toujours plus lointain, mirages après mirages.

Elle avance sans faiblir, impassible, elle est l'urgence même, l'urgence sourde, contenue, retenue: par qui? Par quoi? Soudain il est 22h, elle se tait, se lève, attrape son sandwich encore emballé, et le verre encore plein. Brève, sobre, simple. Le silence qui suit, claque comme une grille de Check-point et les questions s'évaporent avec leurs  images inutiles ...âge de ma fille...maturité...charisme... »

Têtue ?  Fidèle ? Obstinée ?  Quels adjectifs accompagnent ces bougies d’anniversaires sur lesquelles on souffle en vain, car leur flamme, tranquille, toujours, renait ?

Car la voici de nouveau, la belle jeune fille en ce lundi 26 Octobre, plans à la main en plein soleil devant la zone d'occupation de Silvan, de Jérusalem-Est ou vivent 45 000 palestiniens aux 88 maisons menacées de démolitions. Les fouilles de la Cité de David qui menacent les habitations, la démographie galopante et ses 60% d enfants en bas âge, les lois injustes qui frappent la population, les expulsions et la cohabitation impossible avec les colons, les quartiers Al Bustan et Wadi Hilweh, le rapport  Broken Homes sur l’impact de la démolition des maisons dans la vie des enfants, le nom des rapporteurs du comité du quartier d’Al Bustan, l’analyse des relations de la police avec les habitants de Jérusalem Est du Dr. Margalit Seizing Control of Space in East Jerusalem, la tente ouverte au public sur un terrain privé pour recueillir les adhésions et alerter la communauté internationale…

Elle restera debout trois heures, à laisser déferler, précise et insistante, cette eau vive échappée où chantonne un poème français qui raconte que, certains jours, paraît une flamme à nos yeux, qui danse toujours, pareille aux danseuses d'antiquités...

L'une d'elle, comme Maya, Maya Wind de Jérusalem, surgie un matin d'octobre, ressemble comme deux gouttes d’eau  à  la flamme de l’Esprit ce jour là.

Claire-Lise Pattegay a Daniel Cassou, de Voix Protestante, 2 Novembre 2009